Ces deux études, commandées par le Festival International d’Orléans, sont les deux premières composées en prévision d’un Deuxième livre d’études pour piano. Elles peuvent être jouées dans un ordre indifférent, et même de façon non concomitante. Elles se répondent néanmoins car elles font toutes deux référence à des sortes de conduites, voire de mécaniques, qui n’ont de réel intérêt que lorsqu’elles s’écartent des chemins qui étaient supposés leur être naturels.
Réseaux
Réseau est le nom que l’on donne à un ensemble de lignes entrelacées. C’est avec cette image dans mon esprit que j’ai composé cette étude. Les lignes en question sont sinueuses, parfois abruptes. Il peut même arriver que certaines semblent rompues. Dans un réseau qui se doit d’être le plus efficace possible, les lignes sont généralement des droites tendues car, c’est bien connu, il s’agit du chemin le plus court pour aller d’un point à une autre. En art, il n’y a rien de plus abrutissant que les lignes droites. C’est pourquoi mes lignes sont le plus souvent chaotiques et désordonnées dans leurs contours (mais elles doivent être exécutées avec la plus grande régularité dans les rythmes et les dynamiques) et il arrive parfois que, si l’on comprend facilement d’où elles partent, on ne sait où elles vont. Dans ce registre, si les lignes d’un réseau technique sont des canaux de communication entre des points, et n’ont donc pas d’autres valeurs intrinsèques que de transmettre des informations d’un lieu à un autre, ici ce sera surtout de leur cheminement qu’il sera question, plus que des hypothétiques points qu’elles sont censées relier. J’ai attaché une attention particulière aux jeux des différentes pédales afin de créer différents niveaux de résonnance, comme si les lignes, une fois parcourues, laissaient autour d’elles des rémanences sonores, sorte de souvenirs ou d’ombres qui conservent un écho indistinct de ce qui a vécu.
Dérèglements
La première partie de cette étude se déroule sur 3 niveaux : des trilles dans le grave assez stables, des bonds sonores et des accords répétés. Chacun de ces éléments intervient pour perturber les autres. C’est ici que le terme « dérèglement » peut s’expliquer. Tout ce qui est stable, en équilibre, se voit à un moment déréglé par une forme qui va tenter de s’imposer et se stabiliser, jusqu’au moment où elle va à son tour être « dérèglée », et ainsi de suite. La seconde partie voit arriver un nouvel élément, plus massif, et comme immuable : une sorte de choral à variations avec des accords très fournis. Les autres éléments tournent autour de lui mais sans parvenir à le déstabiliser, tant il semble imperturbable. La fin laisse néanmoins planer le doute. Le choral se tait. Ne demeurent que des vestiges des gestes premiers, comme d’étranges animaux qui errent sans but. Et tout apparaît déréglé.
Philippe ManouryStrasbourg, le 24 novembre 2021
Commande d’Orléans Concours International pour le 15e Concours international de piano d’Orléans
Visualiser partiellement l’œuvre :
Réseaux et Dérèglements de Philippe Manoury interprété par Lorenzo Soulès , lauréat du 15e Concours international de piano d’Orléans 2022 :
Compositeur à l’honneur : Philippe Manoury
Philippe Manoury jouit non seulement d’une reconnaissance incontestée en tant que compositeur mais est aussi considéré comme l’un des pionniers dans la recherche et le développement de la musique électronique en temps réel. Malgré sa formation complète de pianiste et de compositeur, il se dit autodidacte. « La composition doit naître de sa propre volonté et ne requiert aucune condition préalable. » Le moment d’interaction caractérise son approche des grands orchestres : il en fait un laboratoire sonore où sont testées de nouvelles possibilités interactives.
Son intérêt, en termes d’écriture, pour les modèles mathématiques conduit Philippe Manoury à l’IRCAM après deux années d’enseignement dans des universités au Brésil. À partir de 1981, il participe activement au développement de MAX-MSP, un langage informatique pour la musique avec électronique interactive en temps réel, avec le mathématicien Miller Puckette. À partir de ces recherches, il compose entre 1987 et 1991 Sonus ex machina, un cycle de quatre pièces mettant en scène l’interaction entre instruments acoustiques et musique électronique en temps réel, un thème qui continue d’influencer son travail artistique et ses écrits théoriques.
À côté d’œuvres pour grand orchestre comme Sound and Fury (1999) ou Abgrund (2007), le concerto pour violon Synapse (2009) et Echo-Daimónon pour piano, électronique et orchestre (2012), les créations des dernières années incluent des quatuors à cordes (Stringendo et Tensio en 2010, Melencolia en 2013, ainsi que Fragmenti en 2016) et des œuvres pour instruments et électronique (Partita I pour alto, 2007 ; Partita II pour violon, 2012 ; Le temps, mode d’emploi pour deux pianos, 2014).
Dans la trilogie Köln (Ring, In situ et Lab.Oratorium, 2016-2019) composée lors de sa résidence de « compositeur pour Cologne » en collaboration avec François-Xavier Roth, Philippe Manoury a exploré une disposition non conventionnelle de l’orchestre, spatialisée autour du public dans la salle de concert.
Philippe Manoury travaille à un autre cycle pour orchestre symphonique structuré en trois pièces : Anticipations (création le 19 novembre 2022 à la Casa da Música de Porto), Rémanances-Palimpseste (création le 1er mai 2023, sous la direction de Teodor Currentzis) et Présences (création lors du Suntory Hall Festival au Japon en août 2024). Le catalogue de Philippe Manoury comprend également cinq opéras produits dans les plus grandes maisons d’Europe : 60ème parallèle (1995/96), K…. (2000), La frontière (2003), La nuit de Gutenberg (2010), et Kein Licht (2017). Il travaille actuellement sur un ambitieux projet d’opéra basé sur l’œuvre de Karl Kraus pour 2025.
En septembre 2021, Daniel Barenboim a lancé Das wohlpräparierte Klavier, pour piano et électronique en temps réel, lors de l’ouverture de la saison de la Boulez Saal à Berlin. La première mondiale d’Argumenta pour deux percussionnistes a suivi fin octobre au Offbeat Festival de Copenhague. En 2022, pour son 70e anniversaire, Philippe Manoury est célébré par de nombreux concerts avec le quatuor à cordes Arditti, le Paris Percussion Group, l’Ensemble intercontemporain, l’Orchestre de Paris et l’Orchestre National de Radio France. Une nouvelle production de son opéra Kein Licht a lieu au Holland Festival en juin.
Il a été nommé membre de l’Académie des Arts de Berlin à l’été 2015. Au cours de l’année 2017, il a été nommé à la Chaire de Création artistique du Collège de France à Paris.
